« On a plus de facilité à partager avec des gens une histoire des images en images qu’une histoire du langage. » Entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Quel est votre parcours ? Avez-vous fait des études de cinéma ?

Je savais que je voulais faire du cinéma mais je n’ai jamais fait d’école de cinéma. J’ai suivi une formation en Sciences et Techniques de l’audiovisuel. Pendant mon temps libre, j’ai suivi un stage d’un an et demi à Beaubourg où je travaillais principalement comme monteur. Durant ce stage, je travaillais beaucoup avec des archives et sur leur montage ce qui m’a donné des bases et des outils pour travailler un certain type de cinéma.

 

Quelles archives aviez-vous à disposition?

Je remontais notamment des films pour une des plus grosses expositions qu’avait organisée Beaubourg et qui s’appelait L’art de l’ingénieur. Dans l’exposition, il y avait une centaine de films d’architecture, chacun devait être réduit à trois minutes, être muet, contenir dix sous-titres maximum. Il me fallait par exemple dans un de ces films, expliquer les trois types de constructions des différentes piles utilisées pour un même pont. Il fallait réussir cela uniquement avec les images que j’avais, sans sous-titres et sans voix off. C’était un très bon exercice, un vrai exercice de montage et ça m’a beaucoup appris.

 

Concernant l’homosexualité, qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser un film pour votre coming out ?

C’est un faux ! Des fois, on fait des films dont on n’a pas forcement l’idée mais qu’on nous demande de faire. Il y a eu sur Canal + une émission sur les coming out et on m’a demandé si je pouvais faire un « petit truc ». Après, ça devient un film indépendant, mais je pense que sans cette « commande », je n’aurais jamais eu l’idée de faire un film sur un coming out. Même si j’étais content de l’avoir faire parce que je le trouve assez drôle.

 

Ca nous a beaucoup fait rire aussi.

Certains de mes films, sont des films que j’ai fait comme ça, parce que l’on me l’a demandé pour un festival, une compagnie de danse, etc. Souvent je refuse de tels projets, mais il y a des moments où ça tombe bien, on a le temps et le sujet correspond à quelque chose qu’on a envie de traiter ; Gay ? fait partie de ces films-là.

 

Est-ce que le film Avant j’étais triste est aussi une commande ?

Je l’ai réalisé dans le même cadre que Gay ? Dans les années 90, il y avait un programme important sur Canal +, qui s’appelait la nuit Gay. C’était un des premiers programmes gays à la télévision. Je travaillais pour le service qui le produisait et mes collègues aimaient ce que je fabriquais de mon côté. Ils m’ont donc demandé si je pouvais faire des petites choses de temps en temps pour les émissions.

 

On a beaucoup aimé votre film Rain.

Oui ? (Rires). C’était une blague ! Quand j’ai commencé à faire des films, j’avais tendance à faire un film sérieux qui me prenait un an de ma vie, puis, comme j’avais besoin de « respirer », je faisais un film comme celui-ci. Des films fait en quelques jours, assez potaches, mais qui me permettaient de raconter autre chose. Tous ces films traitent de la question de la différence, de cet endroit non-négociable de différence d’avec la normalité. On reste toujours très gêné par rapport à la sexualité et encore plus quand il s’agit de la sexualité homosexuelle. Etre homosexuel, c’est « très bien » tant qu’on est marié, qu’on a des mômes, etc. Mais il ne faut pas parler de cul. On reste dans une société très judéo-chrétienne, « le sexe c’est mal ». Il faut que tout le monde fasse la même chose ; dès que quelqu’un a une pratique différente, ca devient « dégueulasse » ! On a du mal à accepter l’altérité. Rain, c’est joli, c’est rigolo, ses fontaines sont une blague mais en même temps elles parlent d’une pratique dont on a, évidemment, une mauvaise image.

 

Les films dont on parle sont assez anciens, vos films récents sont plus « sérieux » ?

J’ai cependant encore réalisé récemment un film idiot qui s’appelle #67. C’est aussi une « commande », je n’aurais jamais fait ce film tout seul ! C’était pour un site qui, avant les présidentielles, mettait quotidiennement en ligne un film sur la politique. Je leur ai demandé : si on parle vraiment des élections présidentielles, est-ce que j’ai le droit d’en dire ce que j’en pense vraiment ? Faire un film politique très bien, mais très propre sur lui et très sérieux ne m’intéressait pas.

 

C’était une envie de provocation par rapport au système électoral ?

Non, ce n’est pas une provocation, je pense vraiment ce que raconte le film ! Il y a forcément des manières plus délicates, plus philosophiques, plus pondérées de parler de la démocratie, des élections présidentielles et de leurs limites. Mais il peut aussi a avoir cette envie-là de dire : « dans le fond, je pense que tout ça, c’est de la merde ! » Le film dure trois minutes… Après, on pourrait faire un film de 90 minutes très sérieux sur le même sujet, mais de temps en temps, l’impolitesse ça fait du bien, ça mets un petit grain de sable, ça fait grincer les dents.

 

Vous écrivez tous vos films ? Il n’y a aucune part d’improvisation ?

En général, j’écris tout. Après, comme toujours, l’improvisation peut apparaitre, surtout lors du tournage. Il y a toujours des choses qui changent par rapport au projet, mais il n’y vraiment que les deux documentaires que j’ai fait en prison dans lesquels il y a vraiment eu de l’inattendu. J’avais posé le cadre mais je ne pouvais pas tout maitriser. En général, j’écris des scénarios. Pour des films comme Journal Intime qui ne s’écrivent pas, je savais quand même exactement ce que j’allais faire.

 

Dans quel avez-vous décidé de tourner vos deux films à la prison d’Orléans ?

Pour Nos jours, absolument, doivent être illuminés, Mixar, une association d’art contemporain en espaces publics à Orléans, m’avait invité à venir créer « quelque chose ». L’art contemporain en espace public, ce n’est pas mon domaine ! Je ne savais pas quoi faire... Puis, j’ai repensé à la maison d’arrêt d’Orléans où j’étais allé présenter un de mes films quelques années avant. Ca avait été une très mauvaise expérience… Et je m’étais promis de revenir, avec le temps nécessaire. Ce que j’ai alors fait. J’ai organisé un concert donné par deux chœurs de détenus qu’on a diffusé à l’extérieur pour le public grâce à deux enceintes posées contre un des murs de la prison. Le film est un accident, le projet de départ était uniquement le concert.

 

Comment ça un « accident » ?

Mon projet initial était ce concert. Cependant, il fallait que l’on ramène des images de ce qu’il se passait à l’extérieur aux détenus car ceux-ci ne pouvaient évidemment pas voir les réactions du public. Puis avec l’équipe de Mixar, on s’est dit que l’on pourrait prendre des images du concert pour les diffuser dans leur galerie pendant quelques jours. Du coup, j’ai demandé à deux chefs opérateurs de me rejoindre le jour du concert et je leur ai simplement demandé de filmer des portraits des auditeurs, caméras sur pied, en plans fixes. Je ne pouvais être avec eux durant le tournage car j’étais avec les prisonniers lors de l’enregistrement du concert puis à la régie pendant sa diffusion. Ils ont donc filmé seuls. C’est seulement une semaine après que j’ai vu les rushes, et j’ai été ébahi…

 

Ce que le public entend n’est pas en direct ?

Malheureusement non, mais le public était au courant. Il y avait de multiples raisons qui nous on empêcher de diffuser le concert en direct. Déjà, on ne pouvait pas diffuser en direct pour des questions de « sécurité », pour ne pas que les détenus puis dire : «à bas les flics » ou« à bas la prison »... Il fallait aussi que l’on fasse une pause d’au moins une heure entre le concert des hommes et celui des femmes, ce qui était trop long pour le public. De plus, le différé nous permettait de donner « un droit à l’erreur » aux détenus, on avait la possibilité d’enregistrer une deuxième prise si quelque chose se passait mal. Et surtout, on n’avait trouvé aucun moyen technique de diffuser de l’intérieur vers l’extérieur. Il n’y avait pas de réseau, les distances étaient trop longues pour sortir des câbles… Finalement, on a enregistré le concert, on a couru à l’extérieur et on a prévenu le public que les détenus venaient juste de chanter et qu’ils étaient juste derrière le mur, qu’ils pouvaient donc entendre les applaudissements. Les spectateurs recevaient le concert comme s’il était donné en direct et comme si les prisonniers étaient derrière le mur. En fait, les prisonniers n’étaient pas derrière le mur… mais ça, nous ne le savions pas. Quelques jours plus tard, je ramenais aux détenus les images filmées pendant le concert.

 

Vous avez réalisé votre film Le jour a vaincu la nuit dans le même cadre ?

Cette fois-ci, ce sont les travailleurs du SPIP (service de probation et d’insertion professionnelle) qui m’ont demandé de revenir pour filmer une « comédie musicale ». Pour pouvoir réaliser de tels films, si ce sont ceux de l’intérieur qui nous invitent, alors on gagne déjà la moitié du travail.

 

Qu’avez-vous demandé aux détenus ?

Je leur ai simplement demandé qu’ils me parlent de leurs propres rêves. Je cherchais quelque chose que l’on puisse partager. Évidemment, certains ne rêvent pas ou peu alors que certains rêvent beaucoup. Mais on s’est tous ce que c’est de rêver. Autant en prison qu’à l’extérieur. Ensuite, on a fixé assez rapidement le sujet du rêve chacun et on est passé au travail d’écriture. Certains n’écrivaient pas du tout. Du coup, il fallait enregistrer leurs rêves, les retranscrire, travailler la langue pour qu’à chaque fois ce soit très différent. Certains écrivaient très bien et avec eux on était dans un travail de correction. Pour ceux qui devaient chanter, on a du écrire des paroles suivant le rythme, faire des démos de musique et travailler à homogénéiser les chansons. Ensuite on est passé aux essais camera pour leurs apprendre à regarder droit dans la caméra et à lire leur textes.

 

Ils apprenaient par cœur leurs parties ?

Ce n’est que vers la fin des ateliers qu’ils ont commencé à apprendre par cœur, mais ça a été un peu douloureux ! Les textes étaient très longs, très écrits. Comme le film allait être en plans séquences, il ne fallait pas qu’ils se trompent. Si certains on réussit à tout apprendre, pour les autres on a utiliser une oreillette qui nous permettait de leur souffler les textes.

 

Et comment le SPIP a réagi face au film? C’est ce qu’ils attendaient ?

Je ne sais pas ce qu’ils pouvaient attendre. On ne l’a montré qu’une seule fois à Orléans avec les détenus qui étaient sortis depuis le tournage, avec les travailleurs du SPIP et les « officiels ». Pas mal de spectateurs ont beaucoup aimé dont des gens très respectables et hauts placés, les « huiles ». Si ceux-ci aiment, après ne restent aux autres qu’à dire : « Ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé ; mais c’est très bien » ! Ceci dit, et sans blague, tous étaient incroyablement surpris par l’investissement des détenus que l’on voit à l’image. Réussir à dire un texte de quatre minutes sans se tromper, en regardant la caméra, en gardant le rythme, c’est compliqué, même pour comédien. C’est un film qui porte la trace du travail qui a été nécessaire pour le faire. En tout cas, pour quiconque connait la prison et les détenus, ça paraît incroyable.

 

Qu’avez-vous ressenti à travers cette démarche avec les prisonniers ? Vous disiez que vous aviez déjà envie de revenir après votre premier projet et côtoyer les prisonniers au quotidien ?

La première fois que je allé en prison, donc avant le premier film, j’avais présenté un de mes film pendant une heure, et j’ai trouvé ça absolument ridicule. J’y étais allé parce que je fais du cinéma engagé et, évidemment, quand on m’a invité en prison, j’y suis allé… C’est seulement sur place que je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas le faire. Moi, je venais flatter ma bonne conscience, eux, ils venaient passer une heure de leur temps, j’étais en complet décalage. Je m’étais alors dit que la seule solution si je devais revenir, car il faut continuer à y aller, c’était de passer du temps avec les détenus pour nouer une relation. Quand j’ai fait les deux projets coup sur coup, c’est la première fois que j’ai ressenti que ça pouvait être utile de faire ce que je faisais, des films. Le temps que j’ai passé avec eux a été utile pour eux mais aussi pour moi. Le cinéma a été le vrai outil de notre rencontre.

 

Vous définissez-vous comme un cinéaste plutôt expérimental ou engagé ? Ou les deux ?

Expérimental, non, pas du tout… Je dirais cinéaste « tout court » ! Et si je devais vraiment préciser, je dirais cinéaste documentariste. Ce sont des adjectifs qui réduisent la portée des films ou les films eux-mêmes en tant que films. Peut-être qu’un cinéma comme art politique m’intéresse plus que le cinéma expérimental. Pour moi, l’expérimental, quelques soit comment on le défini, a à voir avec le travail de la matière du film, c’est un cinéma souvent poétique, souvent même uniquement poétique. Moi, je m’inscris dans un cinéma documentaire qui pour traiter de ses sujets cherche une forme.

 

Souhaitez-vous évoquer des cinéastes que vous appréciez, ou dont vous vous inspirez?

Je pense, ou je n’espère pas, « m’inspirer » d’autres cinéastes. Il n’y a rien de pire que les reproductions de gestes déjà fait ! C’est bien d’être un peu inculte quand on est réalisateur, sinon on s’arrête vite de faire des films… Pour autant, il faut toujours avoir la modestie de ne pas prétendre inventer de nouvelles formes. Il ne faut pas être naïf... C’est toujours étonnant de découvrir des cinéastes ou des films dont, sans le savoir, on a reproduit les gestes. Je peux évidemment rapprocher mon travail de celui d’autres cinéastes comme Godard, le groupe Dziga Vertov, Santiago Alvarez, ou Guy Debord. Ce sont des cinéastes que j’ai heureusement connus très tard, car sinon, je n’aurais jamais fait mes films tels que je les ai fait. J’aurai eu peur de les imiter. Je pourrais dire que ce sont pour moi des cinéastes importants. Mais si je suis dans leur filiation, ce n’était pas une démarche a priori. Quand j’ai commencé à faire des films, je ne me suis jamais mis dans leurs pas.

 

Pouvez-vous parler de vos films comme « propos », comme « statement », notamment dans des films comme Les barbares, We Are Winning Don’t Forget et 21.04.02 qui expriment une pensée par l’image ?

Là, je m’inscrit dans l’héritage de Vertov et de l’idée d’un cinéma qui se suffirait à lui-même, qui utiliserait ses propres outils comme moyens d’énonciation sans avoir recours à des outils qui ne seraient pas typiquement cinématographiques. C’est l’idée d’un cinéma par défaut très politique. Selon moi, on a plus de facilité à partager avec des spectateurs une histoire en images qu’une histoire mise en mot. Le langage peut séparer si on ne connaît pas langue qui est prononcée, si on ne saisit complètement pas le niveau de langage employé, etc. L’image, elle, parle à tout le monde. On n’a pas tous les mêmes références par rapport à ce que l’on voit, mais malgré tout, il y a plus de commun dans le voir que dans le parler.

Ces films que vous citez sont plus interrogatifs que d’autres mais l’idée était de travailler, de se contenter, des outils du montage comme grammaire pour questionner mes sujets. On parlait de #67 tout à l’heure. Pour moi, c’est un film-blague parce que je me contente d’y annoncer : «Moi, je pense que les élections c’est de la merde » et basta ! A moins de travailler une langue très poétique, dans le cinéma, on est souvent dans l’affirmatif ou l’explicatif, on donne un « point de vue ». Alors que lors que l’on travaille en image, on est souvent dans la mise en forme d’une question. Dans les films de montages, on comprend évidement que quelque chose est racontée mais ce n’est jamais « clair ». Ces films laissent beaucoup de place aux spectateurs. Il me semble plus important d’énoncer des questions que d’apporter des réponses.

Les Barbares est une adaptation d’une partie d’un livre d’Alain Brossat que j’aime particulièrement, La résistance infinie. Brossat y explique que la politique, aujourd’hui, c’est le consensus et que la vraie politique, le politique, c’est le dissensus, qu’il faut accepter que l’on ne soit pas d’accord, que l’on ne sera jamais tous d’accord. Il faut avancer sur nos différences et ne pas essayer de fabriquer un faux commun. Le film parle de cela. Au début du film, on voit Sarkozy et les autres hommes politiques, on trouve ça plutôt rigolo. Et puis, on se sent progressivement plus mal à l’aise, surtout lorsque des photos de famille, de mariages, de fêtes, apparaissent. On se rend alors compte que l’on appartient tous à des groupes quel qu’ils soient, que l’on prend tous part à des normes, et là ce n’est plus aussi simple que ce moquer des hommes politiques. Nous faisons aussi partie du problème. La citation de la fin, que je trouve très belle, dit que la vraie politique lorsqu’elle surgit est toujours insaisissable. Elle est dangereuse car toujours difficile à appréhender. Cette phrase rend le film plus complexe, et nous interroge sur la nature de la politique, mais aussi de ce que l’on vient de voir. Elle n’a pas un but de fermeture, elle énonce une dialectique.

 

Pourquoi avoir choisi l’image fixe pour plusieurs de vos films ?

Il y a une part de hasard et une part de contingence. Le premier film sur lequel j’ai utilisé des photos était 21.04.02. Le 21 avril, c’est presque le jour de mon anniversaire. On buvait donc du champagne avec des amis alors que Le Pen arrive au deuxième tour et que des gens commencent à aller manifester. Je me suis demandé alors qu’elle était ma propre part de responsabilité dans cette élection. -Je me suis interrogé sur ma propre histoire et j’ai décidé de faire une installation vidéo. J’ai scanné la plupart des images que j’avais chez moi et j’ai monté ces photos par séquences thématiques (photos de famille, publicité, cartes postales, etc.) Le résultat était très brut, un peu dur à regarder mais il y avait des séquences qui fonctionnaient bien, qui étaient mieux que d’autres. Il y a des moments où ça devenait presque de l’animation. Je me suis dit que j’allais continuer, que j’aillais creuser cette technique d’animation d’images préexistantes.

À l’époque je voulais faire des films, mais seul. Je ne voulais pas demander d’argent, travailler avec une production ou une équipe. Utiliser des images fixes était une solution technique qui me donner cette indépendance.

 

Comment choisissez-vous la musique de vos films ? Parfois partez-vous d’une chanson pour faire un film ?

Il n’y a pas de règles. Avec 21.04.02, j’avais monté le son comme j’avais monté l’image, ce qui a donné au film un coté assez peu regardable et violent. C’est seulement comme cela que j’ai compris que si je voulais continuer à faire des films au montage rapide, il fallait que j’utilise des musiques qui, d’une certaine manière, « lisse » les images. De plus, la musique peut ramener des éléments de construction, de narration, de poésie qui donnent une couleur, voire un sens, au film. Je l’ai compris avec We Are Winning Don’t Forget. Pour ce film,j’avais les images mais aucune idée de structure. Je suis allé au concert de Godspeed You! Black Emperor et, à un moment précis du concert, le film m’est apparu. Le lendemain, je commençais le montage du film sur la musique que j’avais repérée. Je finissais le film en quelques semaines, alors que j’avais passé des mois avec les images sans réussir à en faire quoique se soit.

 

L’art délicat de la matraque peut donner l’idée d’un clip, le film est calé sur une reprise de This is Not a Love Song du groupe Public Image Ltd.

Ca donne une idée de clip mais il y a une différence par rapport à Devil Inside qui est un vrai clip et pour lequel on est parti de la musique pour développer l’image. Dans mes autres films, comme dans L’art délicat de la matraque, il y a toujours une construction illogique par rapport à la façon de construire un clip. Mais cette construction devient logique à l’intérieur d’un film. Dans L’art délicat de la matraque, il y a une construction chronologique mais aussi une construction narrative. Le film raconte quelque chose, il n’illustre en rien la musique. Au contraire, c’est la musique qui amène quelque chose à l’image, une certaine ironie, une acidité, voire une pointe de cynisme.

 

Dans 200000 fantômes, vous avez choisi une chanson d’amour… Pourquoi?

Une chanson d’amour, mais gothique ! Par un maître de la musique industrielle…

Quand j’étais à Hiroshima, je passais mes journées à prendre des photos, c’était très long et j’écoutais beaucoup de musique, notamment ce morceau que je me repassais en boucles. Là-bas, en parlant anglais tout les jours, j’écoutais vraiment les paroles des musiques qui normalement restent au second plan. Les paroles de ce morceau m’ont vraiment surpris par rapport à ce que je vivais alors à Hiroshima. Elle parle de photographies fanées, de destruction, de cloches (Hiroshima était une ville très catholique et les cloches de ses églises étaient importantes pour ses habitants) mais elle raconte aussi cette histoire de résurrection et de mémoire. Il y a une chose qui m’a beaucoup ému par rapport ce lieu, à cet endroit. Et il y a aussi cette boucle au piano, parallèle aux boucles autour du Dôme. Souvent les spectateurs pensent que la musique a été composée pour le film mais ce n’est pas le cas.

 

Y a-t-il un rapport obsessionnel à la symétrie dans vos films Nijuman no borei (200000 fantômes) et Under Twilight ?

C’est difficile de faire lien entre ces deux films. Autant la symétrie est centrale pour Under Twilight, autant elle n’a pas d’importance dans Nijuman no Borei. Dans ce film, il était nécessaire de toujours centre le bâtiment, ce qui peut vaguement donner ce côté symétrique. Pour moi, Nijuman no borei a plus à voir avec Dies Irae, le dôme jouant dans le premier le même rôle que la route du dernier. Deux objets que l’on regarde tout le long du film, placés au centre de l’image.

 

Ce bâtiment qui est resté à Hiroshima, c’est comme une survivance. C’est pour cela qu’il vous a intéressé ?

Ce n’est pas exactement le seul bâtiment qui ait résisté à la bombe, mais ce bâtiment était particulier pour les habitants de la ville parce qu’il était connu avant la bombe. C’était un bâtiment aujourd’hui encore plus important parce que c’est un lieu dévolu à la mémoire. C’est le pivot du Parc de la Paix où l’on commémore l’explosion de la bombe. En même, le Dôme est bordé de l’autre côté par la ville contemporaine et la vie citadine. Cette ambivalence urbanistique du bâtiment me permettait de travailler les liens entre le besoin que l’on a de se souvenir et le besoin que l’on a également d’oublier. Ce bâtiment permettait d’avoir ces deux aspects dans un même paysage, dans une même géographie, de passer en permanence d’un coté à l’autre.

 

On voit dans le générique que vous avez mélangé des archives japonaises et américaines.

Je me serais bien passé des archives américaines mais il n’y avait pas le choix. Les premières photos d’après-guerre sont des photos américaines… Ensuite, ce sont des photos australiennes parce que c’est l’armée australienne qui est restée pour occuper Hiroshima. Après les premières années, ce ne sont plus que des photos japonaises. Si je ne mettais pas ces photos américaines, il n’y avait rien de la ville détruite après l’explosion.

 

Dans votre film Undo, vous avez une vision assez mécaniste de l’histoire, c’est assez ironique par rapport à la vision que les gens ont en général de l’histoire ou est-ce que vous êtes pessimiste?

Ce film est un jeu, ou une hypothèse. On a toujours l’impression, enfin, on le dit souvent, que « c’était mieux avant » ou on se plaint en disant que les choses changent mais que « c’était plus simple avant ». Dans le film, on sent que l’on ne va toujours pas dans la bonne direction, cependant je ne suis passure que « c’était vraiment mieux avant ». Undo se finit sur Adam et Eve et on se rend alors compte, à force de remonter le temps, que ce qu’il y avait « avant », ce n’était pas terrible !

L’important, c’est vers où on va, et pas vraiment d’où on vient.

 

Vos films sont assez violents, ils sont très forts, l’accumulation d’images crée des couches de mémoires dont on s’imprègne mais que l’on n’arrive pas à comprendre en même temps. Il y a tellement d’images qu’il y a saturation !

Dans mes films ce sont souvent des images qui sont soit difficiles à regarder soit que je rends difficiles à regarder. Heureusement que mes films sont courts ! Je ne pourrais pas les faire plus longs parce que d’une certaine manière, les images captent tellement le regard, qu’elles le rendent prisonnier. Ceci dit, mes films ne sont pas fais pour être regardés d’affiler. Lors de projections de mes films, c’est arrivé qu’il y ait des spectateurs qui sortent et viennent me voir pour me dire que les films sont super mais que c’est trop violent et qu’ils doivent respirer un peu !

 

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je suis en plein montage d’un court de fiction qui s’appelle L’optimisme. Je vais aussi finir Le jour a vaincu la nuit et je dois finir un dossier de demande d’aide de subvention pour un projet de documentaire long-métrage d’archives sur la bande à Baader. Et je travaille sur une pièce de théâtre !

 

Margot Farenc, Jessica Macor, Josselin Carey, Laure Weiss, Tiana Valencourt, Maxime Lambert, Taegy un Y un
Cinéastes par eux-mêmes - séminaire sous la direction de Nicole Brenez, 2012-2013